Petits exercices écobiographiques

Aujourd’hui, en cette journée de la Terre, j’aimerais vous proposer de réaliser votre écobiographie. L’idée vient du philosophe Jean-Philippe Pierron qui a récemment publié un ouvrage dans lequel il explique comment cet exercice nous permet de répondre à des questions qui ne sont d’ordinaire pas posées : elles sont pourtant fort révélatrices de notre interdépendance au reste du monde vivant.

Photo : Davide Ragusa

La nature : terrain de (multiples) je

C’est une idée simple et puissante à la fois que nous propose ce philosophe, enseignant à l’Université de Bourgogne. Dans Je est un nous (Actes Sud, collection Monde Vivant) il explique à quel point notre identité se construit dans un lien spécifique à la nature, à nos milieux de vie, aux animaux, aux rivières, aux montagnes, etc. sans que nous ne soyons incité à partager ou à valoriser cette part de notre vécu.

L’idée lui est venue en lisant Ricoeur et Bachelard, qui tous deux à leur manière analysent la façon dont nos identités personnelles se précisent dans le temps, à quel point nos identités narratives (réelles ou fictives) se façonnent avec l’espace que l’on traverse dans une vie. Surpris que ces deux auteurs ne posent pas plus la question du lien à la nature dans leurs réflexions, il montre comment d’autres figures historiques (d’Aldo Leopold à Albert Schweitzer en passant par Val Plumwood ou Arne Naess) ont, à l’inverse, intégré l’importance de ces liens dans leur système de pensée.

De façon plus pragmatique, il invite ses lecteurs à effectuer ce travail qu’il a initialement effectué dans un cadre pédagogique, avec ses étudiants : « je m’intéresse moins au Curriculum Vitae qu’au Curriculum Caché. Nous n’avons jamais vraiment le temps de dire qui on est, et cet exercice le permet », explique-t-il quand on l’interroge sur sa démarche. C’est, pour lui, une manière de réfléchir intimement à nos assises.

C’est aussi une manière de « parler de notre rapport sensible au monde sans être gnangnan » tant le concept a une portée critique et pas seulement complaisante. « Ce qui est en jeu, c’est la prise de conscience ce qui nous constitue, de ce qui nous habite, intérieurement, mais aussi extérieurement, dans nos choix et nos actions…dans un autre art d’être soi que celui dicté par la vitesse et la prédation », ajoute-t-il.

Ce qui est en je

Aussi le philosophe attire-t-il notre attention sur la façon dont notre vie sensible est anesthésiée aujourd’hui , comme « capturée par le système économique, entrée dans la puissance du nouvel ordre capitaliste, perdue dans un territoire sans frontière, avec une géographie artificielle qui se pense dans un arrachement au sol, une agriculture hors sol, des paradis fiscaux… et une majorité politique qui fait la confusion entre progrès et innovation ». Et dans ce contexte, notre rapport au monde se développe par des médiations qui nous dévitalisent – « les chiffres, les tableurs Excel, la novlangue qui ne nomme pas la réalité nous mettent face à un enjeu majeur de traduction pour remettre du récit sous les nombres, de l’histoire sous les calculs ».

Une chose est sûre dans ce monde complexe : pour mettre en lien son rapport au monde avec son propre rapport à soi, pour aligner ses climats intérieurs aux climats extérieurs, il n’y a pas de meilleur remède que de comprendre une chose : « la nature que nous traversons est aussi une nature qui nous traverse ».

Dans le cahier d’exercices écobiographiques qu’il propose en fin d’ouvrage, six questions sont posées pour inviter chacun.e à parler non pas de la nature, mais à se mettre dans la peau de vivants à qui la nature a parlé. Avec l’autorisation de l’auteur, je reproduis ici ces questions afin de vous les soumettre à votre tour :

  1. Puis-je identifier dans mes expériences d’enfance un lieu, un être, un vivant avec lequel s’est instaurée une rencontre qui m’habite encore aujourd’hui ? Jean-Philipe Pierron précise qu’il est important à ce stade de décrire factuellement cette expérience, en prenant soin des détails insignifiants (et des raisons qui conduisent à dire qu’ils seraient insignifiants), en précisant si elle était joyeuse ou malheureuse, et quels sentiments et images vives y sont associés.
  2. Ai-je déjà eu l’occasion, dans l’endroit où je vis aujourd’hui, d’expérimenter une rencontre de nature équivalent à celle de mon enfance ? Qu’est-ce-qui l’a rendue possible, qu’est-ce qui l’a retardée ou empêchée ?
  3. M’est-il ou m’a-t-il été possible de partager avec d’autres, sans risque de dérision ou de dévaluation, mon expérience écobiographique ? Qu’est-ce que cela a opéré comme bouleversement en moi et chez les autres d’oser le manifester ? Quelles étaient les conditions du milieu qui ont rendu cela envisageable et cela pourrait-il être inventé ou traduit ailleurs ?
  4. Quels sont les principaux obstacles qui, dans ma famille, dans ma rue, dans mon quartier ou mon milieu professionnel, empêchent le développement de mon écobiographie, et est-il possible de les dépasser ? Puis-je, a contrario, nommer une expérience de déconfinement réussie de ces expériences intimes ?
  5. Selon vous, que faudrait-il à notre société pour que les expériences écobiographiques y soient encouragées, facilitées et rendues publiques ? Puis-je identifier des acteurs sociaux ou politiques qui pourraient travailler et m’aider à concrétiser une telle initiative ?
  6. A quel endroit pourrais-je partager avec d’autres mon écobiographie, lui donner un avenir en la comparant, la discutant, et ainsi inventer des liens partagés ou des lignes de fracture ?

Tout l’enjeu, explique le philosophe, est que ce travail basé sur une expérience vécue, et non sur des propos généraux et abstraits, puisse ensuite être mis en commun avec d’autres récits afin de faire « un monde commun ».

A titre personnel, j’ai pris un réel plaisir à répondre à ces questions, tout autant que j’ai aimé lire les réponses faites par les étudiants auxquels je donne cours cette année (en école de journalisme ou de communication, sur les questions environnementales, les médias et la responsabilité) : j’ai en effet profité de ces occasions pour mieux faire connaissance avec eux, pour aller les chercher dans leurs motivations profondes, dans leurs raisons d’être. Je leur ai posé des questions inspirées de cet exercice, et donc pas tout à fait identiques, mais j’ai eu de longs témoignages, par écrit, sous forme de podcast ou de vlog et j’ai été impressionnée de la force des témoignages qui m’ont ainsi été livrés. Je ne peux les reproduire ici, mais j’ai été marquée, par exemple, par un étudiant me confiant avoir un lien particulier avec une rivière près de laquelle il a grandi. Il me détaille abondamment ce lien, les raisons de ce qui le lie à ce cours d’eau, et l’ensemble des « expériences de nature » qui l’ont marquées au fil du temps… regrettant aujourd’hui de ne plus avoir le temps d’y aller, et de surcroît de développer des allergies qui l’empêchent maintenant de véritablement en profiter.

J’ai été frappée aussi par le nombre de témoignages de jeunes femmes qui, au cours de voyages à l’étranger, ont pris conscience de la pollution plastique. Désireuses alors de faire attention, beaucoup m’ont confié avoir changé leurs modes de vie (en devenant végétarienne, en adoptant des modes de vie « zéro déchet », en réduisant leur consommation de vêtements…) sans pour autant avoir la sensation de faire assez…

Une bonne majorité, enfin, m’ont parlé de leurs parents et grands parents. De l’influence que ceux-ci ont eu sur leurs prises de conscience, mais aussi des difficultés rencontrées pour faire comprendre certains de leurs choix.

En réalité, ce travail écobiographique répond à la démarche que je mène dans le cadre de cette Aventure pour le changement en m’interrogeant sur ce qui me/nous lie au reste du monde vivant, et en réfléchissant à la façon dont nous pouvons retrouver ce lien, le cultiver, apprendre de lui, et arriver, grâce à lui, à collectivement réviser la nature de nos échanges politiques, économiques et sociaux…

J’adorerai donc maintenant vous entendre, et collecter certains de vos récits de vie avec le monde vivant. N’hésitez pas à m’écrire ici ou via les réseaux sociaux, je vous lirai avec joie et attention !

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